Une cartographie des perturbations de réseau en Afrique de l’Ouest en 2021

Dans ce rapport, Kwaku Krobea Asante, chargé de programme, examine comment les réseaux sociaux, l’Internet et les réseaux mobiles ont été perturbés en Afrique de l’Ouest l’année dernière. Le rapport évalue également l’impact de ces perturbations sur les démocraties fragiles et les économies faibles de la région.

L’année dernière, l’Afrique de l’Ouest a enregistré au moins cinq perturbations de réseau dans quatre pays. Ces perturbations ont eu lieu au Nigéria, au Burkina Faso, au Niger et au Sénégal généralement au milieu de manifestations, d’élections ainsi que de troubles sociaux et politiques.

Comparées aux incidents qui ont entraîné des perturbations l’année précédente, en 2020, où le Togo, la Guinée et le Mali ont enregistré cinq interruptions de réseau, les données révèlent des récits inchangés qui font évoluer de mal en pis les conditions des droits numériques dans la région.

En 2021, les perturbations du réseau en Afrique de l’Ouest ont commencé dans le Sahel, au Niger.

L’internet a été coupé le 24 février 2021, un jour après que l’organe de gestion des élections ait annoncé les résultats du second tour des élections présidentielles.

Le média nigérien ActuNiger a rapporté que la coupure d’Internet s’est produite au plus fort des manifestations violentes des partisans du parti d’opposition qui soupçonnaient la Commission électorale nationale et indépendante (CENI) d’avoir commis une faute.

La CENI a déclaré le Président Bazoum Mohammed (à gauche) vainqueur du scrutin de ballotage, mais le leader de l’opposition, Mahamane Ousmane, n’était pas d’accord. Photo : Business Insider

Le 23 février, la Commission avait désigné le président sortant Bazoum Mohamed vainqueur du second tour. Mais bien avant cette déclaration, l’opposition avait contesté les chiffres de la CENI et dénoncé un ‘hold-up électoral’. Mahamane Ousmane, le candidat de l’opposition, se serait déclaré vainqueur, ce qui a déclenché de violentes manifestations par ses partisans dans la capitale, Niamey, et dans d’autres villes. Les violences ont entraîné la vandalisation de propriétés et la mise en place de barricades sur les routes.

Le gouvernement a arrêté plus de 470 manifestants. Le ministre chargé de la sécurité publique du pays a confirmé dans un communiqué à la télévision que deux d’entre eux ont été tué. Les quatre principaux fournisseurs d’accès Internet (FAI) du pays ont été ont connu des perturbations de réseaux.

La coupure d’Internet a duré 11 jours. Mais son impact sur la démocratie déjà fragile, le mauvais bilan en matière de droits de l’homme et l’économie du pays, considéré comme l’un des plus pauvres du monde, durera longtemps.

La perturbation au Niger n’était pas terminée lorsque celle du Sénégal a commencé le 5 mars 2021.

Le Sénégal, pendant la majeure partie de la décennie passée, est demeuré un exemple de liberté d’expression, de liberté de la presse et de nombreux autres idéaux démocratiques en Afrique de l’Ouest. Cependant, au début de l’année dernière, le pays s’est retrouvé dans un fossé et a continué de dégringoler. Une chute énorme, qui a vu l’assassinat, l’arrestation et la détention de manifestants, ainsi que la fermeture d’organes de presse. Par conséquent, la coupure de l’internet a été le point culminant de nombreuses autres violations de la liberté d’expression.

Le bal a été ouvert par l’arrestation et la détention d’Ousmane Sonko, l’un des plus fervents détracteurs du gouvernement, et président du parti politique d’opposition Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité́ (Pastef-Patriotes). Sonko, âgé de 47 ans et membre de l’Assemblée nationale, est arrivé en troisième position lors des élections présidentielles de 2019, recueillant 16 % des suffrages exprimés.

Il a été accusé de « trouble à l’ordre public et participation à une manifestation non autorisée » tout en répondant à des accusations de viol.

Sonko a été arrêté le 3 mars. Cela a entraîné des manifestations violentes de la part de ses partisans à travers la capitale, Dakar, et d’autres grandes villes comme Kaolack, Saint Louis et la Casamance. Le 4 mars, les manifestations ont persisté et, à l’aube du 5 mars, l’internet a été coupé. La société Netblocks, basée au Royaume-Uni, qui suit les coupures de l’Internet dans le monde, a confirmé dans un communiqué qu’il a été rétabli dans la matinée.

Le 4 juin 2021, le ministre de l’information et de la culture du Nigeria, M. Lai Mohammed, a annoncé que le pays avait suspendu Twitter. Il a publié le communiqué annonçant la suspension sur les réseaux sociaux, y compris Twitter, s’attirant les rires des utilisateurs de la plate-forme. L’annonce était pourtant sérieuse.

« Le gouvernement fédéral a suspendu, pour une durée indéterminée, les activités du service de microblogging et de réseau social, Twitter, au Nigeria » peut-on lire dans le communiqué annonçant la suspension.

Le ministre a également cité « l’utilisation persistante de la plateforme pour des activités susceptibles de saper l’existence de la société nigériane. »

Le facteur qui a immédiatement déclenché la décision du gouvernement d’interdire la plateforme est la suppression par Twitter d’un tweet du président nigérian Muhammadu Buhari deux jours auparavant. Le président Buhari, un Peul et ancien chef militaire du pays, réagissant aux violentes manifestations d’un groupe sécessionniste dans la région sud-est du pays, avait évoqué l’expérience de la guerre civile au Nigeria. La guerre du Biafra, comme on l’appelait, s’est déroulée entre 1967 et 1970 et des millions d’Igbos, un groupe ethnique du sud-est, auraient été massacrés.

La suppression du tweet du président Buhari a été le déclencheur immédiat de la suspension.

Dans son tweet, le président Buhari a menacé de régler le cas des groupes sécessionnistes pour leur « comportement répréhensible », ajoutant que « ceux d’entre nous qui sont restés sur le champ de bataille pendant 30 mois, qui ont connu cette guerre, les traiteront avec le langage qu’ils comprennent. »

Ce tweet a suscité une vague de condamnations, certains Nigérians demandant la suspension du compte du président. Twitter a estimé que le tweet constituait une violation de la politique de la plateforme et l’a donc supprimé.

Selon certains analystes, la cause lointaine de cette suspension est le soutien apporté par Twitter à la manifestation #EndSars, une manifestation nationale, principalement organisée par des jeunes, contre la brutalité policière. La Special Anti-Robbery Squad (SARS) avait été accusée d’exécutions extrajudiciaires, d’extorsion et d’autres actes abusifs à l’encontre de jeunes Nigérians. Lors des manifestations de novembre 2020, Twitter a conçu un logo pour la campagne tandis que son PDG, Jack Dorsey, sollicitait des dons au grand dam du gouvernement que les manifestations ont rendu impopulaire.

La suspension de Twitter dans le pays le plus peuplé d’Afrique de l’Ouest a duré plus de six mois et a été levée en janvier 2022. Elle a laissé un impact durable sur de nombreux citoyens, en particulier les hommes d’affaires, les militants des droits de l’homme et les journalistes qui utilisent l’opportunité unique que leur offre la plateforme sociale pour contacter leurs clients, leurs communautés et leurs sources.

« Les informations et les contacts auxquels on aurait facilement eu accès sur Twitter sont devenus difficiles à trouver à cause de l’interdiction », Innocent Duru, journaliste au journal Nations, a partagé avec la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA), l’impact qu’a eu la suspension sur son travail.

« Twitter me donnait la possibilité d’entrer en contact avec les personnes qui partagent des informations sur la plateforme pour les relancer. Cela n’était plus possible après la suspension. De plus, j’avais auparavant l’habitude de faire passer des interviews à des personnes sur Twitter. Cela n’a plus été possible », a-t-il ajouté.

En septembre, les autorités nigérianes ont coupé les services de télécoms dans l’État de Zamfara, dans le nord du pays, en invoquant des raisons sécuritaires.

L’interruption du réseau mobile fait suite à l’enlèvement de 73 lycéens dans une école par un gang désigné localement sous le terme de « bandits ».  La Commission des communications, dans une lettre adressée à un opérateur de services de télécommunications, a déclaré que « la situation sécuritaire dans l’Etat de Zamfara nécessite une coupure immédiate de tous les services de télécommunications (…) pour deux semaines. »

 Dans la lettre, on pouvait lire que « Cela vise à permettre aux agences de sécurité compétentes de mener les actions nécessaires pour répondre au défi sécuritaire dans l’Etat. »

Selon TOP10VPN, organisation de recherche sur l’internet basée au Royaume-Uni, les perturbations au Nigeria ont touché 104 millions de personnes et coûté à l’économie nigériane un total de 1,5 milliard de dollars.

Deux mois après la coupure dans l’État de Zamfara, une autre coupure d’Internet s’est produite au Sahel, cette fois au Burkina Faso. Le pays, qui a dû faire face à des attaques terroristes de la part de militants islamiques dans certaines de ses régions, a coupé l’internet dans un climat d’agitation politique.

Une semaine avant la coupure, des militants islamistes présumés avaient attaqué un poste militaire à Inata, au nord, près de la frontière avec le Mali, tuant 53 personnes. L’incident a déclenché des manifestations dans tout le pays.

Le 20 novembre, à Kaya, à 100 km au nord de la capitale, Ouagadougou, certains des manifestants ont déversé leur colère sur les troupes militaires françaises présentes dans le pays, déplorant le contrôle détenu par les Français dans le pays.

Les troupes seraient présentes dans le cadre de la lutte contre les rebelles islamistes dans la région. Selon des sources, un convoi militaire français traversant la ville de Kaya en direction du Niger s’est heurté à des barricades érigées sur la route par les manifestants. Le convoi a tiré sur les manifestants, aggravant encore plus les manifestations. À 22 h 30, heure locale, la connexion à l’Internet mobile a été coupée.

« Cette catégorie de coupure d’Internet ne peut être contournée par l’utilisation de logiciels de contournement ou de VPN. Les services de téléphonie fixe et de wifi ne semblent pas être affectés par la perturbation, bien que la plupart des utilisateurs dépendent des téléphones portables », a expliqué Netblocks pour expliquer la nature de la coupure.

Deux jours plus tard, le 24 novembre, le ministère de la communication et des relations avec le Parlement a confirmé la coupure d’internet, s’appuyant sur des mesures légales de « défense nationale » et de « sécurité publique. » La coupure d’internet a été prolongée de 96 heures. Le 26 novembre, elle a de nouveau été prolongée de 96 heures supplémentaires.

Après une semaine, l’Internet a été rétabli. Mais le pays a perdu à bien des égards. En termes de finance, Top10VPN estime la perte à 35,9 milliards de dollars.

Pendant ce temps, le Burkina Faso est devenu le seul pays parmi les quatre à répéter la violation flagrante du droit à l’information de ses citoyens cette année.

Le 23 janvier 2022, un jour avant le coup d’État qui a évincé le gouvernement du président Christian Kaboré, l’Internet mobile a été coupé pendant 35 heures dans le cadre des mesures policières strictes prises contre les manifestations antigouvernementales.

Si la sous-région a été plongée dans un black-out numérique en 2021, elle semble émerger à la lumière en 2022. Etant au milieu de l’année en cours, la coupure de 35 heures au Burkina Faso en janvier reste le seul revers.

Cela va sans dire que la coupure d’internet et le blocage des moyens de communication constituent une violation flagrante des droits de l’homme et sont en contradiction avec de nombreuses normes internationales en la matière.

À une époque où disposer d’Internet est synonyme de pouvoir parler et voir, faire recours à une coupure d’internet est une arme qui ne convient qu’aux dictateurs. À juste titre, Access Now a qualifié son rapport de 2021 sur les coupures d’Internet de retour de l’autoritarisme numérique.

Ce phénomène inquiétant a fait l’objet d’un rapport publié le 13 mai 2022 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Intitulé Internet shutdowns : trends, causes, legal implications and impacts on a range of human rights, ce rapport indique que les coupures d’Internet « affectent le plus la liberté d’expression et l’accès à l’information – l’un des piliers des sociétés libres et démocratiques et un élément indispensable au plein développement de l’être humain. »

« Lorsque des États imposent des coupures d’Internet ou perturbent l’accès aux plateformes de communication, la justification juridique de leurs actions est souvent non énoncée. Lorsque des lois sont évoquées, la législation applicable peut être vague ou trop large », ajoute le rapport.

La Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest partage les préoccupations ci-dessus concernant les quatre coupures de l’Internet enregistrées en Afrique de l’Ouest au cours de l’année dernière. L’internet est l’élément vital de plusieurs entreprises, de la socialisation, de l’éducation et de la recherche. Sa coupure peut être une question de vie ou de mort pour certaines entreprises et certains individus. Elle affecte l’économie d’un pays et sape la confiance des investisseurs. Nous exhortons donc les gouvernements de la sous-région à considérer l’internet de la même manière que le réseau électrique national et à éviter de le perturber à la moindre occasion.

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